
Quelle trajectoire pour le secteur spatial européen en 2025 ?
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Article publié dans le journal Space International n°8
Prestation de serment du président Trump, 50e anniversaire de l'agence spatiale européenne (ESA), premiers vols commerciaux d’Ariane 6, le tout sur fond de situation économique moribonde dans l’Union Européenne (UE), l’année 2025 s’annonce charnière pour les Européens dans le secteur spatial. C’est dans ce contexte que le nouveau Commissaire européen à la Défense et à l’Espace, Andrius Kubilius, a été chargé dans sa lettre de mission de mettre en œuvre les grandes lignes du Rapport Draghi et d’achever les travaux sur la loi spatiale européenne1.
Une idée de manœuvre : le Rapport Draghi
Rendu public le 9 septembre 2024, le rapportDraghi a fait un état des lieux des défis auxquels fait actuellement face l’industrie européenne : faible croissance économique, compétitivité en berne, autonomie stratégique menacée dans des secteurs clés.
Pour ce qui est du secteur spatial, le rapport Draghi fait un triple constat : un accès difficile et insuffisant aux financements public comme privé, un modèle de gouvernance du spatial européen fragmenté et trop complexe qui engendre un manque de coordination entre les différents acteurs, une insécurité juridique liée à l’éclatement du cadre juridique européen et à l’extraterritorialité des réglementations américaines qui fragilisent le secteur spatial européen.
Face à ces constats, la philosophie des propositions du rapport Draghi pourrait être résumée ainsi : « Ne pas subir ». Il apparait clairement que le rapport propose une nouvelle trajectoire pour le spatial européen, dont il s’agit de changer les règles, au sens propre comme au sens figuré.
Concurrence entre l’UE et l’ESA pour le leadership spatial européen
Tout d’abord en rappelant qui, au niveau régional en Europe, c’est l’UE qui a la légitimité et la compétence pour fixer ces règles. Toutefois, du fait de son influence, l’ESA est naturellement elle aussi tentée de vouloir donner une portée réglementaire aux initiatives qu’elle met en œuvre. C’est notamment le cas avec sa Charte Zero Debris qu’elle souhaiterait ériger en standard pour les industriels européens2. Comme nous avons pu directement le constater, l’UE est alors parfois tout simplement obligée de rappeler à l’ESA qu’elle n’a pas de pouvoir de régulation et que cette compétence appartient à l’UE3.
Immanquablement, ces tensions entre l’ESA et l’UE conduisent les états à devoir se positionner à leur tour, constituant ainsi un facteur de déstabilisation qui contribue à affaiblir les capacités de coordination des états européens. On relèvera que la France, du fait de sa position européiste et « légaliste », prend logiquement le parti de l’UE, de sorte que le Centre national d’études spatiales (CNES) n’est pas signataire de la Charte. L’Allemagne, semble pour le moment adopter une position moins tranchée, l’agence spatiale allemande (DLR) étant quant à elle signataire. Dans une logique de neutralité et de soutien aux initiatives en matière de préservation de l’environnement spatial, d’où qu’elles viennent, Cosmos for Humanity en est également signataire.
Volonté de l'UE de consolider et d’accroître sa position au détriment de l’ESA
Par réciprocité, le rapport Draghi répond à l’entrisme de l’ESA en proposant de faire siéger la Commission européenne au sein du Conseil de l’ESA. Pour y défendre les positions de l’UE certes, mais aussi pour rappeler aux états que l’avenir de la coordination du secteur spatial européen se jouera désormais à Bruxelles.
La situation de la Suisse, pays aligné « pro-ESA » par excellence, en est une très intéressante illustration. Privé de l’appui financier du programme cadre Horizon Europe, notamment faute du renouvellement des accords avec l’UE 4, son secteur spatial ne survit actuellement que par un soutien du Secrétariat d'Etat à la Formation, à la Recherche et à l'Innovation (SEFRI) qui a pris le relai de manière temporaire. Toutefois, si aucun accord n’était trouvé avec l’UE, et si l’ESA était contrainte de mettre fin au principe de retour géographique (principe auquel l’agence ne renoncera que très difficilement, et certainement pas sans contreparties), la situation deviendra intenable pour un secteur spatial suisse performant sur le plan technique mais non-compétitif dans le cadre grand marché unique européen.
Aussi, lorsque le rapport Draghi suggère une redéfinition des rôles de la Commission, de l'ESA et de l'Agence de l'Union Européenne pour le programme spatial (EUSPA), il est probable que celle-ci se fasse dans l’intérêt de l’Union européenne. Les propositions d’alignement des procédures de passation de marché publics de l’ESA sur celles de l’UE ainsi que la suppression du principe du retour géographique vont d’ailleurs en ce sens : diminuer les capacités d’agrégation et de coordination de l’ESA, de manière à affirmer la prééminence de l’UE.
Reprise en main et restructuration du marché spatial intérieur par l’UE
Ce marché unique européen pour le spatial, c’est également la pierre angulaire du rapport Draghi. Si la modernisation des procédures d’accès aux marchés publics et la fin du principe de retour géographique cherchent à diminuer la dispersion des moyens et la fragmentation du tissu industriel européen, la création d’un cadre juridique commun en matière de législation spatiale et l’introduction de règles de préférence européennes ont clairement pour but de préserver les entreprises basées en UE.
Une telle stratégie, si elle était mise en œuvre, ne manquera pas de provoquer le mécontentement des partenaires économiques de l’UE. Si la « préférence européenne de droit » peut apparaître comme une mesure protectionniste, tel n’est pourtant pas le cas si tous les acteurs opérants sur le marché européen sont soumis aux mêmes règles. En encourageant les entreprises européennes à faire un effort sur la durabilité de leur activité, tout en imposant un cadre restrictif sur le plan de la performance environnementale, la Commission européenne pourrait chercher à créer une « préférence européenne de fait ».
En demandant l’application des mêmes règles à tous les opérateurs actifs sur son marché unique européen pour le spatial, le rapport Draghi encourage de notre point de vue à contourner le piège politique du protectionnisme en conférant à la réglementation européenne en matière spatiale une portée extraterritoriale. Reste à déterminer la réglementation en question, ce à quoi le rapport Draghi renvoie aux travaux en cours sur le projet de l’European Union Space Law (EUSL).
« Sustainable competitiveness » et extraterritorialité de la réglementation européenne
Dès 2022, Cosmos for Humanity proposait l’utilisation du marché européen comme moyen d’action pour inciter les acteurs extra-européens à adopter de nouveaux standards en matière de durabilité spatiale, et ce en utilisant les leviers de la Corporate sustainability reporting directive (CSRD) et de la taxonomie verte européenne 5. Et c’est justement un chemin que l’UE a aujourd’hui les moyens d’emprunter. Les travaux en cours sur les Product Environmental Footprint Category Rules (PEFCR)6 ainsi que ceux sur l’EUSL pourraient aller en ce sens, par leur volonté de conférer une place importante à la durabilité spatiale, comme l’ont révélé le détail de ses « Policy Options 7». La difficulté réside dans la concrétisation. Pour le moment, le choix entre un système contraignant et un système incitatif ne semble pas avoir été arrêté, de même que de l’opportunité d’un label européen en matière de durabilité spatiale 8.
L’idée générale de cette démarche serait alors audacieuse. Puisque les entreprises européennes ne disposent pas des mêmes moyens et avantages pour lutter à armes égales avec les entreprises américaines sur le plan de la performance financière, il s’agirait alors de changer les règles pour porter la compétition sur le terrain de la performance extra-financière, là où les entreprises européennes sont plus compétitives, et mieux préparées grâce aux travaux de l’UE en matière de finance durable.
De notre point de vue, cette solution présente l’intérêt de permettre aux entreprises spatiales européennes de se transformer pour proposer des activités spatiales durables. Et mieux : d’inciter également les entreprises américaines à en faire de même. Cette stratégie est toutefois à double tranchant pour les européens. Si elle permet, en poursuivant un objectif d’intérêt général, d’encourager l’ensemble des opérateurs agissant sur le marché unique européen à pivoter vers des activités spatiales plus durables, rien ne prédit que les entreprises américaines, réputées pour leur agilité, ne soient pas en mesure de pivoter plus vite que les entreprises européennes.
Evidemment, face à cela, les autorités américaines ne se laisseront pas faire et lutteront contre la mise en place de mesures qu’ils considéreront comme protectionnistes. Et ce alors même que Donald Trump a déjà promis durant sa campagne d’établir des mesures protectionnistes contre des européens désormais perçus comme des rivaux économiques. Il est intéressant de noter que l’administration américaine considère comme « protectionniste » toute mesure ou standard développé par les européens en matière de durabilité spatiale qui aurait force obligatoire. Le représentant de la NASA l’a d’ailleurs rappelé avec force lors du symposium Zero Debris Future à l’ESA le 4 avril dernier. Avec la réélection du président Trump, et Elon Musk probablement dans le gouvernement de ce dernier, il faut donc s’attendre à un bras de fer entre les Etats-Unis et l’UE sur le terrain de la réglementation en matière spatiale.
Les enjeux environnementaux demeurent insuffisamment pris en compte
L’inconnue qui continue de peser sur l’impact réel des activités spatiales sur l’environnement constitue un fardeau pour le secteur spatial. Or son poids s’accroit à mesure que cette problématique sort progressivement de la « bulle » du secteur spatial. Si les débris spatiaux et la menace d’un encombrement des orbites font l’objet de toutes les attentions et des approches « Zero debris », la menace de l’impact des réentrées sur l’atmosphère, sur la couche d’ozone et sur le forçage radiatif est toujours mal comprise 9, de sorte que l’hypothèse d’un « impact négligeable » du secteur spatial sur le réchauffement climatique demeure pour l’heure ni confirmée, ni infirmée. Cette inconnue constitue une épée de Damoclès : plus nous jouons la montre, en retardant la prise à bras le corps du problème, plus l’impact réputationnel risque d’être dévastateur pour l’ensemble du secteur. Et tous les arguments sur « l’intérêt du spatial » ne nous serons d’aucun secours si les citoyens auront eu le sentiment d’avoir été dupé par les industriels.
Le spatial demeure dans l’angle mort de nos politiques de développement durable, qui ont déjà fort à faire pour mesurer et remédier aux dommages environnementaux occasionnés à notre planète. Le spatial est pourtant crucial, nécessaire et vital pour mettre en œuvre ces politiques. Or les entreprises ne chercheront pas à participer à la préservation de l’accès à la donnée spatiale si elles ne sont pas mises en situation de pouvoir prendre conscience de leur dépendance au spatial. Il est donc urgent d’une part de les inciter à faire disparaître cet angle mort de leur démarche RSE. Et d’autre part, de se doter des moyens d’étudier les particularités de l’impact des activités spatiales, de développer les outils pour l’évaluer puis de le faire documenter par les opérateurs, notamment dans le cadre de la CSRD. Plus vite nous aurons une vision d’ensemble de cet impact global, plus vite nous pourrons être en mesure d’y faire face collectivement pour assurer la pérennité du secteur spatial. A défaut, ce dernier prend le risque de laisser aux banques le soin de réaliser elles-mêmes l’arbitrage des coûts entraînés par l’insuffisance d’information, notamment sur le plan des critères ESG, avec l’hypothèse non-négligeable de voir le secteur spatial partager le sort de celui de l’armement en matière d’accès au financement.
Parallèlement, les efforts des opérateurs qui joueront le jeu d’une documentation volontaire devront absolument être soutenus. Par les pouvoirs publics, en utilisant les leviers de la taxonomie verte européenne, en prenant en compte les aspects environnementaux et sociétaux dans les appels d’offre publics (SPASER 10 du CNES) ou en encourageant le recours à un label spatial européen encadré par l’EUSL. Mais aussi par la société civile qui, dans ses choix de biens et services, possède un des principaux leviers financiers.
Mettre les citoyens au centre des attentions du secteur spatial européen
L’année 2025 doit être une année charnière pour le spatial européen dans sa manière d’appréhender les citoyens européens, non plus comme de simples utilisateurs, mais comme des agents déterminants. Tenu éloigné du débat public 11, l’avenir du secteur spatial tend à devenir un sujet politique 12, en particulier sur son volet environnemental et sociétal. L’influence des citoyens sur l’élaboration des politiques spatiales, jusqu’ici très faible, a de fortes probabilités de devenir décisive.
Cette influence ne doit plus être sous-estimée. A l’heure où la France peine à clore son budget, il pourrait être tentant de réduire les 3,2 milliards d’euro de subventions publiques dédiés au secteur spatial 13. Les citoyens ont dans les urnes, comme par leurs réseaux, par leurs entreprises, la possibilité de porter le bouclier de la sanctuarisation d’un budget qu’ils considèrent crucial pour leur sécurité, leur prospérité et la préservation de leur environnement. Mais ils pourraient tout autant être capable de l’inverse lorsqu’ils seront confrontés premières victimes de chutes de débris spatiaux sur des zones habitées 14, entrainant l’opinion publique à condamner le secteur spatial plus que de raison.
La démarche RSE des entreprises, par essence transparente et collaborative, n’a de sens qu’appliquée sur l’ensemble d’une chaîne de valeur et d’un environnement, et non de manière isolée. Dès lors, pour éviter une démarche lacunaire, il est évident qu’il est aujourd’hui important de reconnaître au citoyen, qui est un utilisateur, mais aussi tributaire du spatial, son statut de partie prenante et de l’inclure dans la démarche RSE du secteur spatial. Loin d’être une contrainte, cette reconnaissance constituera un avantage concurrentiel pour les entreprises spatiales européennes qui sauront, à l’instar de Space X, saisir l’opportunité de s’entourer de communautés de citoyens autour de leurs projets.
De la manière d’appréhender cette nouvelle réalité, celle de la nécessité d’étendre les principes de la Convention d’Aarhus 15 à l’environnement spatial, dépend en partie notre capacité à proposer une trajectoire durable pour le secteur spatial, au niveau européen, mais aussi à l’échelle de l’Humanité.
1 « You will lead the work on a future proposal for EU Space Law. In this context, as proposed in the Draghi report, you will work to introduce common EU standards and rules for space activities and harmonise licensing requirements”.
2 Sans pour autant disposer des moyens, ni semble-t-il de la volonté d’en contrôler l’application. Nos propositions, adressées à l’ESA, d’un mécanisme de contrôle des critères de la Charte sont en effet jusqu’ici restées sans réponses.
3 Sur la question de la compétence de l’UE en matière spatiale, voir l’article de Bas Jacobs, Understanding the EU’s Competence to Harmonise Space Law Amid Publication Delays, Air and Space Law.
4 https://www.touteleurope.eu/l-ue-dans-le-monde/les-relations-entre-la-suisse-et-l-union-europeenne/
5 Notamment en amendant l’article 9 du règlement 2020/852, concernant les objectifs environnementaux de l’Union européenne, soit en modifiant son point « c) : l’utilisation durable et la protection des ressources aquatiques, marines [et spatiales] », soit en ajoutant un 7e objectif environnemental : « g) la préservation de l’accès à l’espace et des orbites terrestres ».
6 Cosmos for Humanity fait partie des 23 organisations membres du secrétariat technique (TS) en charge de mener les travaux sur l’élaboration des PEFCR pour le secteur spatial.
7 https://defence-industry-space.ec.europa.eu/policy-options_en
8 Pour le choix du label la Commission européenne dispose d’une alternative, le label C4H porté par l’ONG Cosmos for Humanity basée à Strasbourg et le label SSR porté par la Space Sustainability Rating Association basée à Lausanne en Suisse.
10 https://cnes.fr/demarche-rse
11 Voir la tribune d’Alban Guyomarc'h et Clarisse Angelier : https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-europeennes-ou-est-passe-le-spatial-2090257
12 « L’Espace : un horizon en commun », colloque organisé à Toulouse le 19 octobre 2024 par l’Institut La Boétie.
13 Sénat, rapport d’information n°697 “Financement de la recherche spatiale“, 19 juin 2024.
14 La Federal Aviation Administration (FAA) envisage en effet qu’à l’Horizon 2035, près d’une personne tous les deux ans sur Terre sera frappée par la chute d’un satellite, et ce pour les seuls satellites Starlink. https://www.faa.gov/about/plansreports/congress/risk-associated-reentry-disposal-satellites-proposed-large
15 Cette convention, approuvée par l’UE en 2005 part de l’idée qu’une plus grande implication et sensibilisation des citoyens par rapport aux problèmes environnementaux conduit à une meilleure protection de l’environnement. Elle propose une intervention dans trois domaines 1) assurer l’accès du public à l’information ; 2) favoriser la participation du public à la prise de décisions ; 3) étendre les conditions d’accès à la justice en matière d’environnement.